Un mois et un jour de lutte contre le vent ponctuée d’attentes en marsa*, c’est ce qu’il nous a fallu pour parcourir les 720 milles nautiques entre Sawakin, au Soudan, et Port Tewfik, en Égypte, à l’entrée du canal de Suez, dernier couloir qui nous séparait de la familière Méditerranée.
Il est vrai que nous n’étions pas particulièrement enclins à défier des vents de plus de 25 nœuds au pres, ni pressés d’atteindre l’Europe, où l’on nous avait promis un choc thermique avec son climat printanier encore frais. Nous avons donc progressé lentement, en visitant des endroits reculés dont nos compagnons de route n’ont probablement jamais entendu parler, mais dont les noms méritent d’être mentionnés pour leur sonorité exotique : Sanganeb Reef, Marsa Inkeifal, Khor El Shinab et Port Halayeb. Nous avons découvert que ce dernier était sous la responsabilité de l’armée égyptienne, alors que notre lecture des cartes le situait clairement au Soudan.
Jusqu’alors, longeant la côte soudanaise avec notre compagnon de voyage Girotondo, nous avions joui d’une tranquillité et d’une liberté inégalées, jetant l’ancre au milieu de paysages infinis de dunes ocres contrastées par l’eau turquoise, où les seuls êtres vivants en vue étaient des dromadaires errants venant se désaltérer sur le rivage de la marsa (*port naturel typique de la mer rouge où la mer serpente dans les terres en se terminant par une sorte de bassin peu profond abritant les voiliers par gros temps).


Nous pouvions partir en mission archéologique à terre pour étudier un squelette de dromadaire ou de tortue, organiser des sessions de kite, de kayak ou de snorkeling (en inventant d’ailleurs une nouvelle discipline, le “air kayak”, qui consiste à faire du kayak sans que la pagaie ne touche l’eau, en la tenant en l’air pour se diriger grâce au vent), escalader les collines du désert et observer de loin un minuscule village avec quelques silhouettes chassant des chèvres, s’inviter à une partie de Code Names ou de Decrypto autour d’un café ou d’un dîner, et organiser des soirées pyjamas pour les enfants.









Imaginez donc notre surprise lorsqu’une voix peu aimable a appelé Obélix sur la VHF et nous a demandé si nous avions la permission de nous arrêter là, pourquoi nous arborions le drapeau du Soudan et a commencé à nous interroger sur l’immatriculation du bateau, l’âge et le sexe de l’équipage, le dernier port d’escale, la destination, notre agent à Suez, etc. Bien que le mouillage figure sur la liste des escales autorisées en cas de mauvais temps qui circule sur le groupe FB Red Sea Passage, nous avons rapidement compris que notre présence était tout juste tolérée et que nous n’étions pas censés descendre à terre, passer trop de temps dans l’eau ou nous promener d’un bateau à l’autre, sauf en cas de nécessité. Bientôt rejoins par Taravana, Girotondo, Friedericke, Muffet et Wolo, en tant que premier bateau du convoi à s’ancrer, nous avons également endossé le rôle d'”agent” pour eux tous, relayant les informations aux officiers du port comme ils nous le demandaient.
Dommage car le cadre était une fois de plus splendide, mais se sentant pris au piège avec très peu de liberté de mouvement, entre vents hurlants et militaires hostiles, les quelques jours passés sur place ont été un peu déprimants. Néanmoins, nous avons réussi à pimenter les choses avec des visites clandestines à la nage vers d’autres bateaux pour un café ou un verre, faire la connaissance de Max & Agathe sur Taravana, dont j’ai précieusement gardé la recette de la crème au chocolat, en plongeant dans les coraux colorés, et en réussissant à pêcher au harpon des protéines fraîches qui ont considérablement amélioré notre régime alimentaire dont la variété, faute d’approvisionnement décent depuis le Sri Lanka, s’était amoindrie au fil du temps.
Lors de notre dernier arrêt avant Suez, à Soma Bay, une station balnéaire où des centaines de kitesurfeurs et de véliplanchistes prenaient un malin plaisir à passer à toute vitesse entre la demi-douzaine de bateaux ancrés là, un inventaire a révélé que nous avions juste assez de produits de base pour arriver à Suez et lorsque Ibrahim, un instructeur local de sports nautiques et assistant autoproclamé des marins de passage, a proposé de nous livrer une carte SIM et des courses le lendemain, nous avons immédiatement accepté sa proposition. Les produits frais qu’il a apportés étaient délicieux, en particulier les petits melons verts divinement juteux et sucrés que nous goûtions pour la première fois. Cependant, bien qu’il ait soutenu qu’il se faisait peu de marge, ils étaient vendus au prix fort (jusqu’à cinq fois le prix moyen), comme nous l’avons appris plus tard lors de notre propre visite en Égypte.
Le dernier tronçon de navigation entre la baie de Soma et Suez a été épouvantable, avec des vents forts et une mer courte. Mais nous étions déterminés à ne pas manquer cette “fenêtre”, car la météo prévoyait pire apres, ce qui nous aurait fait attendre encore une semaine ou plus. Cette option n’était pas souhaitable compte tenu de nos stocks et de notre souhait de se joindre à Girotondo (qui remontaient tres bien au vent) pour une excursion à terre en Égypte. Nous avons donc tenu bon et zigzagué entre le continent africain et le Sinaï, subissant les limitations d’Obélix au près avec résignation et patience (Thomas), et frustration totale (moi) me sentant inutile et misérable, allongée dans ma couchette de quart, jusqu’à ce que nous atteignions Suez juste avant le coucher du soleil, accueillis par nos amis de Girotondo, Taravana et Laika, recevant avec émotion et soulagement le dernier prix de la flotte.
