Ma première fois dans les bras de l’océan

Comme toutes les premières fois, sans doute, ça manquait de préliminaires. Nous avons un peu précipité les choses. Je me suis jetée dans la gueule du loup tête baissée, me suis donnée à corps perdu, prévenue que ça risquait d’être douloureux, notamment avec la fenêtre météo et l’itinéraire que nous avions choisi, mais résolue à lever le voile de mystère qui recouvre la navigation hauturière, et prête à en découdre une bonne fois pour toutes avec l’océan.
Je tenais tellement à faire partie du club exclusif de ceux qui l’ont fait, qui peuvent en parler et comparer leurs expériences avec un regard complice.
Et donc, après les premières vingt-quatre heures qu’il nous a fallu pour quitter la terre ferme et prendre le large, nous avons eu droit à ce que les marins appellent communément la “machine à laver”. Deux jours et deux nuits de vents de plus de vingt nœuds et de vagues de trois mètres et demi nous frappant sur le côté avec à peine plus de dix secondes de répit entre chaque assaut. A la fin de mes quarts, quand, éreintée et vulnérable, j’étais sur le point d’être relevée de mes fonctions, le moment que j’attendais avec impatience tout en le redoutant arrivait, où je devais invariablement descendre dans la cabine, me rendre au petit coin pour écouler le thé que j’avais bu pendant les trois heures précédentes, avant d’aller me coucher. Le seul hic avec ce plan: parvenir à uriner dans la cuvette (en me tenant à l’appendice fixé sur la paroi des toilettes et qui m’avait paru si singulier lors de ma première visite d’Obélix – une poignée, et se révélait indispensable vu les circonstances, pour ne pas être projetée dans tous les sens en essayant de faire pipi), avant que mon corps, entré en résonance avec le mouvement saccadé du bateau, ne me précipitât hors de la cabine pour me vider l’estomac en de multiples éructations, fort heureusement dans le seau placé sur le plancher du cockpit et stratégiquement rempli d’un peu d’eau de mer pour en faciliter le rinçage par-dessus bord. Pendant ces premiers jours, j’ai essayé tant bien que mal de me convaincre que malgré l’inconfort physique, les bénéfices mentaux étaient immenses, procurant une sensation inégalée d’émancipation, de confiance et d’abandon, néanmoins je ne pouvais m’empêcher de me promettre secrètement qu’une fois ce passage en mer terminé, on ne m’y reprendrait plus. Que l’on ne se méprenne pas, l’océan ne s’est jamais montré hors de contrôle, menaçant ou hostile, mais simplement bien décidé à me donner un aperçu de sa fougue et ce dont il était capable.

Puis, il s’est calmé. Et comme un amant attentionné, il m’a prise dans ses bras et a commencé à me caresser doucement, comme s’il murmurait : “Maintenant que tu as vu ce que ça fait, que dirais-tu de recommencer, mais en prenant notre temps ?”. Et comme j’ai aimé la lenteur ! Comme s’il n’avait rien à prouver et ne craignait pas de paraître apprivoisé, l’océan m’a offert la romance la plus douce et langoureuse qui soit, avec des jours entiers de plénitude, de mer calme et d’horizon horizontal. Des nuits étincelantes avec un ciel tapissé d’étoiles et de voie lactée, et une mer gorgée d’écume et de bioluminescence. De paisibles levers et couchers de soleil. Où nous aurions pu facilement nous imaginer dans le golfe d’Hauraki, si ce n’était le sondeur qui refusait de se mesurer aux kilomètres d’eau sous nos pieds, et l’absence de repères pour nous situer.

Alors, j’avoue l’avoir parfois fait distraitement, en offrant mon corps mais pas mon âme, laissant errer mon esprit à des pensées banales comme ce qu’il fallait cuisiner pour le déjeuner ou le dîner, où le prochain bal où je pourrais danser ensuite, ou encore à qui je devrais écrire. Ou bien je m’endormais vers la fin, ou même au début, d’un quart. Mais j’ai commencé à me sentir à l’aise, et à prendre beaucoup de plaisir de cette situation atypique. Mes sens étaient exacerbés, je me sentais privilégiée d’assister à des heures habituellement évincées, et de vivre des circonstances rares. Comme sauter du bateau dans le grand bleu, en plein milieu de nulle part dans la pétole, prendre une douche naturelle sous un grain. Et pour répondre à une question que je me suis souvent posée, ma libido aussi a été ragaillardie et je me demande si c’est la connexion avec les éléments, le retour à l’état brut, le fait de passer la plupart de mon temps nue, ou une réaction naturelle de mon ADN qui voulait se répliquer avant une fin jugée proche et certaine. Je comprends maintenant pourquoi de nombreuses familles s’empressent de former les enfants aux quarts dès leur plus jeune âge ! L’amour en mer, what else ?

Pas étonnant si pour notre dernière nuit, j’ai choisi d’écouter la bande originale de “In the mood for love”, qui semblait en adéquation parfaite avec la situation. Même si à ce moment-là, j’étais contente que ça se termine, parce que j’étais à court de positions pour rester confortable. J’en avais bien exploré un certain nombre déjà : assise, debout, accroupie, sur le côté, couchée en utilisant mes pieds pour me diriger, en ajoutant des oreillers et des poufs, mais rien n’y faisait, après onze jours de traversée et seulement vingt heures de rémission à Minerva Reef, j’avais des courbatures partout et sacrément mal aux fesses !

Quoi qu’il en soit, j’ai profité de chaque instant jusqu’à l’arrivée, et, comme pour me donner une raison supplémentaire d’y revenir bientôt, près de l’entrée de la baie de Savusavu, aux Fidji, alors que je me languissais du manque de créatures marines aperçues en chemin, un pod de dauphins et de cachalots a été repéré par l’équipage de Vivace (qui nous avait rattrapés avec leur catamaran rapide malgré nos trois jours d’avance). Nous avons ralenti pour profiter du spectacle de leurs pirouettes, puis avons repris notre route pour arriver avant la tombée de la nuit. Une dernière averse a réduit la visibilité à que dalle, rendant la remontée de la baie hasardeuse, mais Vivace, devant nous, nous a ouvert la voie, et lorsque le temps s’est éclairci, nous avons été accueillis par un agent de la marina de Copra Shed qui nous a aidés à nous amarrer pour attendre les douaniers. Fierté, soulagement, exaltation.
Une chose est claire, après une expérience aussi intense et bouleversante, même si notre idylle ne fait que commencer, l’océan et moi, on est fait pour s’entendre…

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