Makogai: une nuit au village

Nous sommes arrivés à Makogai (à prononcer Makongaï) hier, suivant les conseils de l’équipage de Vivace, espérant que, comme leur fille Tia il y a quelques années, nos garçons auraient l’occasion de s’occuper des bébés tortues. Mais de tortues il n’y en avait plus car nous avons appris que c’était trop de travail, mais qu’il y avait des palourdes géantes juste à côté du quai si nous voulionsaller y nager. Nous avons continué la visite des bassins de reproduction des palourdes avec Enoke, un homme usé par le temps, à 2 ans de la retraite à 55 ans, mais qui a l’air d’avoir 20 ans de plus, avec peu de cheveux et encore moins de dents, ce qui m’a fait penser à Tavae, ce pêcheur tahitien qui a été emporté par le vent et a survécu 118 jours en mer uniquement grâce au poisson et à la foi (un livre que ma grand-mère m’a offert quand j’étais adolescent). Il demande soudain : “Quelqu’un vous a t’il amené au cinéma ?” Et je pense qu’il s’agira d’une salle de projection avec un film expliquant le cycle de vie des palourdes et des tortues, mais nous partons dans la brousse. Le “cinéma” s’avère être une ruine envahie par la jungle. Seules les parties bétonnées sont visibles, la salle de projection, le sol et la “scène” devant l’écran. Il s’agit d’un vestige du centre de lépreux qui a accueilli 5000 personnes entre 1911 et 1969, bien équippé avec un barrage fournissant l’eau et l’électricité et une route vers le village de l’autre côté de l’île. Aujourd’hui, tout cela est envahi par la nature, qui efface le passage de l’homme, sauf les dernières habitations qui ont été reconstruites après le passage du cyclone Winston, une autre force de la nature qui sévie sur la région, et qui a rasé les quelques maisons des travailleurs du parcs à palourdes et de leurs familles. Le cyclone a peut-être été un mal pour un bien, car ils bénéficient désormais d’une construction en béton et en acier financée par la solidarité internationale, de panneaux solaires alimentant les réfrigérateurs la nuit, alors qu’auparavant le générateur fonctionnant toute la journée pour alimenter les pompes des bassins à palourdes était la seule source d’énergie, et que les nuits sentaient les lampes à kérosène. Le luxe de la civilisation va et vient dans cette baie, depuis les hauts du centre de Lépreux, jusqu’au bas pré-Winston, et le milieu d’aujourd’hui, avec même la réception du téléphone cellulaire si vous êtes sur le bon réseau et faites une randonnée d’½ heure jusqu’au sommet de la colline 😊

Après la visite du village, nous sommes allé nager à coté du ponton, et en effet, le turquoise vif d’une palourde n’avait d’égal que la profondeur de l’indigo de l’autre. Elles ne sont pas géantes ( a peu près la taille d’une pastèque), mais elles sont vivantes et belles, et nous pouvons imaginer, à partir de la coquille blanchie de la défunte parente géante qui se tient près du bassin, ce que cela doit être d’en rencontrer une dans la nature. Quelques jours plus tard, un garçon nous demande si nous avons vu les géantes. Et voilà, à quelques mètres de là où nous regardions, un spécimen qui pourrait vous attraper le pied comme dans un album de Corto Maltese. Il n’est pas aussi beau que les plus petits, mais ses lèvres apparemment brunes se révèlent d’un chaud orange doré lorsqu’on l’observe de près, et en jetant un coup d’œil à l’intérieur de la fente, on peut voir les rangées de filtres, d’un blanc éclatant, et au centre un “œuf” brun et orange lumineux. Vu à cette taille, il semble beaucoup plus animal que sa coquille extérieure, ressemblant plus à de la pierre qu’à un être vivant.

Drôles de poissons en forme de parentheses vus de côté et de trident renversé vus de face, dans les eaux cristallines. Désolé, pas de photos des palourdes géantes 😦

Êtant un centre géré par le gouvernement, avec des travailleurs embauchés comme habitants, et pas un village traditionnel avec un chef et tout le protocole qui va avec, nous n’avons pas offert un cadeau de kava pour un SevuSevu formel, la “taxe de bienvenue” comme nous, Occidentaux, pourrions l’appeler. Au lieu de cela, nous avons apporté un gâteau et un peu de chocolat pour remercier Mere, une jeune mère de deux enfants de cinq et un an et demi, pour tous ses conseils sur les façons de cuisiner la papaye, avec les papayes pour aller avec (que nous avons fait comme salade et curry), et son mari Pau pour la leçon de décorticage et rapage de noix de coco, avec les noix de coco pour aller avec (qui a produit le lait pour le curry). Mais le chocolat a vite disparu dans les mains d’un grand costaud barbu, comme le gâteau (à la banane) a disparu dans les mains des enfants, fraîchement débarqués de l’école. Tout le monde rit beaucoup, alors que nous demandons les noms des trois femmes assises sous le manguier avec nous, et que les enfants tournent autour du moule à gâteau comme des abeilles autour de leur ruche. Comme on parle surtout fidjien, j’éprouve ce sentiment gênant de ne pas savoir si l’on rit de nous ou pas du tout, et je continue à sourire poliment. La gêne ne s’attarde pas pour autant, car les rires sonnent bienveillants, et tout est beau dans la lumière de la fin d’après-midi, et bientôt la tranquillité de tout cela m’apaise et je profite de l’instant présent.

Aujourd’hui, nous avons essayé de grimper la petite colline derrière le village. Cela semble être une marche de 15-30 minutes. Nous demandons notre chemin à Mere Mere, qui nous dit que c’est tout envahi par la végétation et que cela prendrait environ 1 heure. On nous dit juste de viser le grand manguier près des trois cocotiers, puis de tourner… dans quelle direction déjà ? Pas de pantalon long, pas de chaussures fermées, pas de chaussures du tout pour moi (Thomas), pas de machette… Plusieurs heures plus tard, nous sortons enfin de la jungle, à la base des hautes herbes et des rochers qui forment la dernière partie de la montée, beaucoup plus verticale de près qu’elle ne l’était depuis la plage. Lorsque nous redescendons enfin (pas de piste pour monter veut dire pas de piste pour redescendre non plus !), en sueur, gratants, couverts de coupures et d’épines, nous accueillons la fraîcheur de l’eau, même si le sel pique. Comme il n’est pas trop tard dans la journée, j’en profite pour aller faire une mission de chasse sous-marine sur une grosse tête de corail profonde au milieu de la baie, et je ramène un poisson rouge d’environ 40cm de long avec de gros yeux globuleux, et de méchants dards sur les joues, avec lequel le coquin a poignardé mon index ! Lorsque je l’ai ramené sur le rivage pour demander aux habitants s’il était bon à manger et si je devais m’inquiéter de la piqûre, ils m’ont confirmé qu’il était bon à manger et que j’allais avoir mal et être engourdi pendant quelques heures, mais que je n’aurais pas besoin de me couper le doigt, quel soulagement ! Juste à ce moment-là, un bateau arrive et décharge une tonne de matériel, ainsi que quatre saoudiens et leurs guides australiens et fidjiens qui sont venus ici pour la pêche sportive, mais pas comme vous la connaissez, en chasse sous-marine de gros poissons du large ! Ils parlent de thon à dents de chien et de quel poisson se battra le mieux, excités qu’ils sont après avoir pris l’avion jusqu’à l’autre bout du monde pour tenter pendant huit jours de tirer “la prise de leur vie”, ce qui rappelle la façon dont les colonialistes pouvaient parler autrefois des lions et des rhinocéros. Ces poissons très communs d’aujourd’hui deviendront-ils les espèces en voie de disparition de demain ?

Comme ils sont ici de façon commerciale, ils ont été briefés, et viennent préparés avec un énorme bouquet de yaqona, la racine à partir de laquelle est brassé le Kava, la boisson traditionnelle de la Polynésie, qui a pour effet de vous détendre et de vous rendre somnolent et légèrement engourdi, exactement de la manière opposée à l’alcool, très doucement. Comme cela fait quelques jours que nous sommes ici et que nous commençons à connaître les gens, et que nous avons aidé à transporter tout le matériel des Saoudiens du quai à la maison de Pau, il m’invite à les rejoindre pour déguster un peu de “grog” plus tard, comme on appelle affectueusement le kava dans certains endroits. C’est ainsi qu’après avoir dîné sur Obélix, je regagne le rivage à la rame, glissant sur le miroir au clair de lune seulement troublé par mes rames. Pau nous amène au “chef”, mon grand costaud au chocolat, nommé Sully, dont le grand-père est venu travailler à la léproserie quand son père avait trois ans. Il est né ici, et mourra probablement ici, donc nous pouvons l’appeler chef, et peut-être a-t-il pris notre chocolat comme notre forme de Sevu Sevu. Mais ce soir, c’est pour de vrai, et Pau lui offre formellement le bouquet de yaqona au nom des Saoudiens (et de moi). Sully reconnaît alors formellement notre cadeau et nous souhaite la bienvenue, nous donnant sa bénédiction pour profiter des richesses de la région comme si c’était les nôtres, et souhaite à “nous” (en fait les Saoudiens) bonne chance pour leur pêche. Tout cet échange entre Pau et Sully se fait en tenant et en regardant le bouquet de racines de yaqona, et seuls les derniers mots, scandés comme un “amen”, sont prononcés en nous regardant avec un grand sourire. Trois applaudissements, un grand “Bula ! Vinaka”, et maintenant c’est le temps de préparer le Kava.

La racine de yaqona est mise de côté au profit d’un sachet de poudre pré-moulu (comme du café moulu au lieu de grains), qui est tout simplement filtré dans de l’eau fraîche. Pau remplit une ½ noix de coco servant de bol, le buveur applaudit le premier, le reçoit avec un “bula”, puis le boit cul-sec, et tout le monde applaudit deux ou trois fois, avec cette façon particulière qu’ont les Fidjiens d’applaudir avec les mains en coupe. Le goût n’est pas aussi mauvais que celui de la boue, comme on me l’avait décrit. En fait, ça n’a pas beaucoup de goût. Ce n’est ni particulièrement agréable ni désagréable. Ca laisse une sorte de picotement dans la bouche, comme la menthe poivrée. Peut-être un peu d’engourdissement, mais peut-être que certaines personnes y sont plus sensibles que d’autres (Salomé a dit qu’elle se sentait comme chez le dentiste !). Nous buvons une tournée et parlons, apprenant à nous connaître. Qui vient d’où (c’est ainsi que j’apprends les origines du Chef), et comment ils se sont rencontrés (Peter, le guide de plongée fidjien est un ami d’enfance de Pau), etc… Quelques minutes plus tard, une autre tournée, et ainsi de suite. Relativement tôt, les plongeurs vont se coucher, prévoyant de partir au lever du soleil pour leur tentative de “prise de leur vie”. Je reste et continue à bavarder, en essayant d’apprendre quelques mots de fidjien, et en découvrant quelques histoires locales, comme ces deux tribus, l’une ayant le contrôle sur les poissons, l’autre sur les cochons, et si vous ne demandez pas la permission avant de manger de l’un ou l’autre, vous risquez de vous étouffer et seul un membre de la tribu concernée peut vous sauver, personne d’autre n’essaierait même de vous aider.

Et ainsi la nuit s’est déroulée, en buvant du kava et en fumant du tabac fidjien, qu’ils coupent en fines bandelettes à partir d’une feuille entière, et qu’ils enroulent ensuite étroitement dans une bande de papier, arrachée d’une page de l’annuaire téléphonique local, roulée en diagonale, ce qui donne une “cigarette” comme un long bâton, d’environ 20 cm de long par 3 à 4 mm de diamètre. Alors que la conversation se ralentit, et que les paupières deviennent plus lourdes, je me remets en route, non sans que mon hôte ne veuille pas me laisser partir sans une lampe de poche pour s’assurer que je ne trébuche pas dans son sentier très pentu. Alors que j’éclaire ainsi mon chemin jusqu’a mon annexe, des dizaines d’ombres s’éloignent de mes pas. Des grenouilles des bois sorties dans l’herbe pour profiter de la rosée qui se forme déjà, chacune prenant une pause de mini-gardien avant de finalement céder la place à ma géanterie. Dans ce sens, la lune ne se reflète pas en chemin de lumière comme à l’aller, mais plonge dans les profondeurs et éclaire le corail que je peux voir presque comme en plein jour, si ce n’est en noir et blanc. Le feu d’ancre d’Obélix me guide, et je suis bientôt de retour à bord, où je suis surpris de trouver Salomé en train de regarder un film. Le kava est censé endormir, mais il est bien plus de minuit lorsque nous allons enfin nous coucher. Heureusement que nous n’avons pas à préparer des boîtes à pic-nique avant que les enfants n’aillent à l’école demain !

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