Je ne sais pas dessiner. Pas encore. Heureusement, il me reste les mots pour tracer les contours de ce que j’ai observé et faire surgir sur la feuille, par petites touches, les images imprimées (mais pour combien de temps ?) dans mon crâne. Comme le soleil qui se frayait un chemin paisible, tamisé par les feuilles, depuis le hamac où je me laissais bercer par des airs de bandonéon, laissant infuser la joie partagée avec les tangueros des bois.
Tangoz N The Wood, c’était d’abord un pari familial de retrouvailles nostalgiques avec des ambiances festivalières d’un autre temps, celui d’avant notre retour en France. Prana, Earth Beat, NZ Spirit, Resolution, Jambalaya, Aum, Luminate, Splore, Pasifika, Auckland Folk Fest, WOMAD, Kennedy Bay. La promesse d’une immersion dans la nature, hors réseau, simplement connectés les uns aux autres sans intermédiaire, à camper dans les champs, se doucher sous les étoiles, et rompre le pain le cul posé sur des souches rêches ou assis dans l’herbe, à l’ombre des hêtres, sous les résonnances d’airs doux et champêtres, entre deux milongas sauvages sur un parquet en plein cœur de la forêt.
Le pari se corsait ceci dit, avec ma participation en tant que bénévole, et je redoutais de me retrouver avec sur les bras trois mecs désorientés dans cet environnement tango familier pour moi mais pas forcément pour eux. Sans compter la frustration de ne pouvoir danser à ma guise et le manque de sommeil causé par les conditions de dodo rudimentaires et mes créneaux tardifs au bar à servir des crêpes, des bières, du vin, de la gingembrette, du tchaï ou du bissap.
Alors quel soulagement la déclaration d’Azur, à peine débarqué de la voiture dans cette atmosphère pastorale : « C’est sûr, ça va être génial !», avant de s’emparer de son baudrier, de deux cordes et du hamac pour aller se hisser en haut d’un arbre et y installer une « cabane », à l’abri des enquiquinades de son grand frère. Et un peu plus tard sa réaffirmation que « tout [était] parfait ».
Zéphyr, arrivé chafouin car vexé d’avoir manqué à son devoir de copilote en nous faisant louper la dernière fourche, c’est sûr, a mis plus de temps à rentrer dans l’ambiance, et a passé le plus clair de son temps dans la voiture à texter ou appeler sa copine. Néanmoins au bout de cinq jours il a réclamé d’y revenir l’an prochain. La rencontre avec une jeune fille aux cheveux bleus – ils avaient forcément des affinités de rebellion capillaire, avec son crâne fraichement rasé en cachette (et portant le même prénom que sa maman), les leçons de danse de son nouveau copain Jules, et les discussions tardives entre ados autour du brasero n’y sont probablement pas pour rien.
Thomas, lui, a fait sa vie, ses rencontres, ses poïs, prêté main forte dès qu’il le pouvait au bar ou à la cuisine, et s’est réconcilié avec le tango malgré son expérience mitigée de débutant multirécidiviste. Il semblait dans son élément, et ça tombait bien qu’on se retrouve dans ce même élément.
Quant à moi, après une semaine de calme relatif, les offensives répétées sur mon sommeil fragile ont eu raison de moi et j’accuse toujours le coup, me montrant, avec mon entourage usé, d’une humeur absolument massacrante, qu’une douleur à la hanche ne fait qu’aggraver. Mais c’est un prix ridicule à payer pour avoir goûté l’allégresse de palpiter à l’unisson des arbres, de s’imprégner de la sagesse cosmique, de sentir les vibrations du groupe s’élever progressivement jusqu’à atteindre l’euphorie. Des corps qui se délient, se frottent les uns aux autres, frémissent sous les tensions d’un D’Arienzo ou d’un Pugliese, se roulent au sol sur des cortinas exaltées, se rient de la pluie quasi tropicale qui rend le parquet glissant, fait tomber les chemises, et augmente encore la jubilation de danser ensemble à hurler notre désir d’exister à cent pour cent envers et contre tout.
La jauge de bonheur anticipé a largement été dépassée et je veux me rappeler encore longtemps quelques-uns des ingrédients de cette recette magique, les loupiotes qui clignotent et éclairent, la nuit, le chemin qui serpente de la piste à nos tentes (suivant des courbes harmonieuses méticuleusement supervisées par le maitre des lieux), les bassines en métal dans lesquelles on verse l’eau chauffée au poêle à bois avant d’aller prendre sa douche avec les limaces, les égratignures de ronces tatouant mes bras et mes jambes après avoir été mise à contribution, à peine arrivée, pour remplacer les spots lumineux défectueux dispatchés sur le terrain, le bar en bois se fondant dans le décor avec ses deux crêpières juchées sur une plaque en zinc en diagonale, les poinçons en forme de smiley, de cupidon, de cœur ou de grenouille, le coin DJ surplombant la piste, la petite scène mignonette où se sont produits Le Criollazo, Trio El Cafetin, Cuarteto Entre Dos, Pájaro errante, et Delphine & co, le braiement des ânes parfaitement a tempo, le quartier des hamacs où mon acquisition au marché d’Otavalo deux décennies plus tôt faisait si bonne figure dans son fuchsia pétant, le buffet admirablement achalandé midi et soir et le démontage chorégraphié de son barnum le dernier jour, l’exercice de locomotive de l’atelier de Samara, mes premières fois enjouées avec Séverine, Rodolphe, Nico El Tipico, Micaël avec un « c », et Lila, l’imagination infinie de Katia et son nouveau pas signature « croquet », les tandas intenses avec Benoit de Genève rencontré ce week-end et dont la compagne s’est montré si attentionnée lorsque je me suis fait piquer par une guêpe agressive, la bonne humeur de la team de Tours, les histoires d’hôtesse de l’air d’Eva, les louanges de Stefania me proclamant meilleure binôme de bar, la marque d’oreiller sur la joue de Sarah la mine renfrognée au saut du lit dans son camion, les gémissements d’un homme prenant audiblement son pied dans les douches (ou sacrément secoué par l’eau froide peut-être), les apartés slackline, la main en l’air de Lionel, dépassant des cloisons à deux douches de moi, pour réceptionner mon lancer de son savon, la sortie de la rivière des fûts de bières avec Delphine et Céline en culotte, l’aide précieuse de Thomas lors de la fermeture de la salle des fêtes de Ruhle le samedi soir, et, évidemment, Ludo, dévalant les pentes de son terrain sur son quad ou son vélo électrique aux pneus plus épais que lui.
Un festivalier qui surgit hors de la nuit, court vers le tango en vélo, son nom il le signe d’un dérapage maitrisé, d’un L, qui veut dire Ludo. Merci Ludo pour tous ces beaux moments, pour la confiance, et l’énergie que tu dépenses sans compter pour nous saupoudrer les yeux de poussière d’étoiles.
